Rétroaction et systémique : la cafetière perverse
Puisqu’on est dans les histoires de café (j’en ai pas mal) et de rétroaction systémique, laissez-moi vous en conter une […]
Puisqu’on est dans les histoires de café (j’en ai pas mal) et de rétroaction systémique, laissez-moi vous en conter une autre, qui se termine bien cette fois-ci : l’histoire de la cafetière perverse.
RIP madame Dosette
Chez Octo, mon précédent employeur, nous avions comme tout le monde une cafetière Nespresso professionnelle (la version avec les capsules plates). Bonne présentation, grand choix de capsules, détection des pannes. Un genre de majordome du café, éduquée et classe.
Pourtant, soumise à une utilisation intensive par des dizaines de consultants, la belle se mettait parfois en arrêt maladie. Elle restait digne, ne faisait pas de cirque.
en panne, contacter un réparateur, merci de votre compréhension, bisous
Et ce, de plus en plus souvent.
Si régulièrement qu’on appelait le réparateur par son prénom. Certains buveurs de café devenaient eux-même dépanneur pour les pannes les plus simples (votre serviteur s’enorgueillit de savoir détordre et retirer une capsule coincée avec seulement 2 touillettes plastique et du doigté).
Finalement, la machine rendit l’âme.
Retour au naturel
Un peu échaudés par l’expérience précédente, la communauté des buveurs de cafés tint palabre afin d’investir dans un modèle adapté à ses besoins. Fini le moderne qui se coince, nous nous tournerions vers un modèle plus traditionnel. Un qui moud le café, ce qui est écologiquement plus responsable que les dosettes. Qui fournit de l’eau bouillante pour les buveurs de thés. Choisir nous-même les grains de cafés, sentir leur odeur brute quand on les verse, presque un retour à la terre.
Emplis de cette promesse de jours meilleurs, nous avons commandé la nouvelle machine. Elle est bien arrivée, mais dès les premières salutations, elle nous a mal parlé.
Même sans électronique, un moulin à café, ça reste de la mécanique, qui demande un peu de maintenance. Sur ce point, le modèle était intransigeant.
Lorsque son bac de récupération était plein
vider le marc
Ni merci, ni bonjour. Si vous ignoriez le message pendant 2 ou 3 cafés, non seulement la machine se bloquait, mais punition supplémentaire : le bac déborderait au prochain vidage.
Anecdote classique :
9h30 – Frédéric se fait un petit noir. Juste après, la machine affiche “vider le marc”
9h32 – Gérard passe outre (en faisant une blague, “Marc est pas là”, rigolez pas on l’a tous fait), se fait un café. Rien à signaler.
9h33 – Laurent fait pareil, pas de problème non plus
…
9h38 – Louis veut un café, il voit le message. Discipliné, il ouvre le bac pour le vider, et paf ! Du marc partout, sur ses chaussures, le sol, la table.
Depuis leur bureaux, Gérard et Laurent entendent Louis gueuler dans la cafèt. “Quelle poisse, ce Louis, il a encore des problèmes avec la cafetière”.
Je précise que du marc de café, c’est marron, humide et fumant, c’est dégueu. On voulait du naturel, on en a eu.
Dehors le tyran !
En somme, cette machine était non seulement tyrannique mais perverse : ses instructions valaient exécution immédiate, mais en cas de négligence, elle punissait n’importe qui, se foutait de savoir si c’était le responsable, ni même s’il comprenait pourquoi.
Avec les premiers marcs de cafés par terre vinrent les engueulades (“qui n’a pas vidé le café à temps ?”), les tensions dans la communauté (“c’est encore les jeunes de la mobilité”), les débats sur la meilleure manière de gérer le problème (“comment initier tout le monde aux subtilités d’une cafetière ? qu’en dit le Lean management ?”), et autres envolées sur la tragédie du bien commun.
Autant dire qu’elle s’est rapidement mis des gens à dos. Sous couvert d’analyse systémique, de réflexion lean et d’une bonne dose de mauvaise foi, nous passions d’une recherche de solution à celle d’une rupture de période d’essai. On montait point par point son dossier.
- «c’est une source de tensions»
- «on peut difficilement faire adhérer à un processus des consultants dont la présence est volatile»
- «si nous tolérons cette mauvaise ergonomie, quelle image ça donne aux client ?»
- «elle punit injustement, ce n’est pas conforme aux valeurs de notre entreprise»
A ce stade, quizz : saurez-vous deviner ce qui s’est passé ?
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Réponse plus bas :
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Rien.
On a tergiversé, mais on a rien fait. Car après quelques temps, on en a plus entendu parler.
Les incidents de marc de café sont devenus rares, on a perdu de vue notre ami le dépanneur, et les philosophes du bureau sont passés à un autre sujet.
A la dure, la communauté avait finit par apprendre le processus, s’était auto-disciplinée : quand la machine parle, on obéit, on a du café, et le marc ne se renverse pas. Si l’un d’entre nous est puni c’est que l’un d’entre nous a fauté, on règlera ça entre nous.
La cafetière nous a mis au pas.
Pour moi dont le métier est de provoquer le changement, cet événement fut un message d’espoir : une boucle de rétroaction aussi injuste et mal foutue peut fonctionner ! Sa seule qualité notable était de se répercuter dans un temps court, généralement moins de 10 minutes. Pour le reste, elle était pourrie. Je n’hésite pas à le dire : peu de personnes ont réussi à discipliner la communauté de mes anciens collègues avec autant de simplicité que cette fruste machine.
Le message de cette anecdote : si vous êtes un acteur de changement, que vous vous demandez comment réguler un système défaillant, ne cherchez pas la rétroaction parfaite, installez la première rétroaction que vous arrivez à faire, et vous l’affinerez plus tard si elle marche.
Tags: Cafetière, Feedback loop, Punition, Rétroaction, Systémique
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